A la guerre...

Trois semaines que Kendra avait rejoint la zone libre depuis la frontière de l'ex-état du Texas. Même si elle n'était pas du genre à s'en plaindre, pas à dire, le climat et le paysage la changeaient un peu. Pour le reste, l'endroit n'était pas tellement différent de n'importe quelle campagne sans intérêt pour l'occupant - l'appellation même de "territoire libre" avait, en réalité, de quoi la faire sourire. Libre jusqu'à ce que ses habitants ne deviennent dangereux, ouais. Lorsque les choses deviendraient chaudes, la zone serait proprement nettoyée à l'arme hi-tech. Mais, à ce moment, elle aurait déjà quitté le navire depuis très longtemps.

Arrivée directement à Wolf Hill, elle s'était d'entrée de jeu retrouvée face à l'armée rebelle qui y nichait, et celle-ci avait fait une certaine impression sur elle - malgré le fait qu'elle n'en montrait rien. Dès son entrée dans la petite ville, il lui avait semblé clair que c'était là les plus importantes installations de résistance qu'elle avait vues. D'un autre côté, elle n'en n'avait pas vu beaucoup.

Elle avait passé ces trois dernières semaines à vivre sur ses économies. Fumer, boire et dormir à la Grange, explorer la région. Rien de bien excitant, mais il faut bien se reposer de temps à autres. En réalité, il y avait autre chose : pour une des premières fois depuis bien longtemps, Kendra avait pris le temps de réfléchir. Elle avait vu les atrocités des collaborateurs au camp de travail. Elle en portait toujours le tatouage sur l'avant-bras, comme un rappel de ce qu'elle y avait vécu - comme un rappel du fait qu'elle n'avait pas encore reçu la revanche qu'elle méritait; qu'elle n'avait pas rendu assez de coups, et qu'elle ne pourrait jamais en rendre assez toute seule.

C'est pour ces raisons qu'elle était là, debout devant le point de contrôle de la zone militaire, enchaînant les cigarettes depuis plus d'une demi-heure devant des gardes qui devaient sérieusement commencer à la trouver patibulaire. Karl, l'énorme boule de muscles qui lui servait de chien, s'était assis un peu plus loin, lui aussi empreint du calme caractéristique des forces de la nature. Baissant le visage vers lui, c'est en allemand, langue que lui avaient enseigné ses parents, qu'elle lui parla :

- Alors mon grand, ça te branche de devenir soldat ?, lui demanda-t-elle de sa voix discrète, sans espérer recevoir une réponse probante.

Elle releva ses yeux indifférents vers les gardes, les gratifiant de manière involontaire d'un regard presque hostile, alors qu'elle jetait sa clope au sol. L'esprit de corps... Les supérieurs... La discipline. Ha ! Voir s'ils arriveraient à la dompter était presque un défi en soi.

Visiblement décidée, Kendra avança vers le poste de contrôle, réajustant la bandouillère de son arme. C'est presque de mauvaise volonté qu'elle s'adressa au premier militaire venu.

- Y'a un bureau de recrutement, dans votre décor de western ?

Que cet abruti de planton soit poli ou pas, Kendra s'en foutait complètement. Au-delà du minimum nécessaire pour ne pas foncer dedans, elle ne lui accorda même pas un regard et le dépassa dès qu'elle eut l'information demandée avec pour unique remerciement un acquiescement sec de la tête. Une chose était certaine : si on la collait à ce genre de boulot merdique, elle risquait fort de déserter dans les deux premières heures.

Suivie par son monstre à quatre pattes, la jeune femme pénétra dans le fort d'une démarche tranquille, y jeta un regard circulaire puis poussa la porte du cabanon après un unique coup destiné à s'annoncer. Karl l'y suivit sans hésiter, la poussant un peu pour s'intercaler entre elle et la porte. Flairant peut-être une piste, il fonça directement vers le secrétaire afin de lui renifler bruyamment la jambe puis les fesses, bave à l'appui.

Les yeux critiques de Kendra se posèrent sur la jeunette et elle resta une seconde fixe dans l'encadrement de la porte, un peu comme si elle venait d'entrer dans un saloon. En fait, elle se demandait s'il n'était pas déjà temps pour elle de partir. Décidant finalement de leur laisser leur chance, elle s'approcha et tira la chaise à elle, la saluant d'un signe de tête sans lui rendre ni son sourire, ni sa sympathie avant d'y poser ses fesses et d'y croiser les jambes d'une manière assez masculine.

- Kendra Feller.

Elle ne mentionna pas la raison de sa visite, car elle lui semblait évidente. Et puis, très sincèrement, elle ne se sentait pas l'envie de faire de grandes phrases. Pas plus qu'elle ne se sentait l'envie d'expliquer au secrétaire qu'il n'avait pas besoin de paniquer, et que son clebs était gentil. Ce serait mentir, d'ailleurs, et s'il y avait une vertu importante pour Kendra, c'était bien la sincérité.

Douglas, malgré le fait qu'elle ne cadrait pas dans le paysage, la surprit agréablement. Droit au but, pas de familiarités, pas d'ambages ni de discussions débiles : Kendra aimait ça. Elle fut étonnée d'une telle discipline; quant au molosse, elle s'en foutait un peu - comme de tout le reste. Karl allait où il voulait, quand il voulait, il était loin de la coller en permanence et s'acclimaterait très bien à rôder dans les quelques kilomètres carrés de forêt environnants, manoeuvres ou pas. Ce n'est pas elle qui l'attacherait à un piquet dans le fort. A vrai dire, elle défiait sincèrement quiconque de tenter sa chance - une preuve de courage s'il en est.

Ou de stupidité. Elle-même savait pertinemment bien qu'il la boufferait sans hésiter si elle essayait, et elle lui donnait raison sur ce point.

Dernier regard sur le sergent, puis elle baissa les yeux vers la paperasse. La lut réellement, contrairement à la majorité des guignoles qui signent des trucs. Elle ne tenait pas à se faire entuber. Après avoir passé les lignes en revues, y compris et surtout celles qui devaient être en petits caractères, elle saisit un crayon de la main gauche et y apposa une signature simple et sans grandes fioritures. La seconde d'après, elle renvoyait le dossier sur le bureau en un mouvement à mi-chemin entre "le déposer" et "le balancer".

- Je suis toute à vous... Enfin, à votre caporal.

Elle regretta directement cette phrase, pensant qu'elle pourrait être mal interprétée. Bah. Au final, rien à foutre... Pas grand-chose à foutre de rien, vous me direz. Effectivement.

Accompagnée par son animal de compagnie qui la suivait plus ou moins, Kendra suivit le lieutenant avec un silence digne d'une muette. Jetant un regard plus ou moins intéressé vers chaque bâtiment désigné, elle acquiesça une fois de temps en temps pour tenter de lui montrer qu'elle écoutait et ne pas trop avoir l'air de s'en foutre. Ce n'était pas vraiment le cas, mais d'expérience, les gens avaient tendance à le penser...

Elle ne dit quasiment rien. A vrai dire, une seule chose la fit un peu tiquer : la mention des "surhommes". Ce seul mot était d'une frime incroyable, pour finalement, pas grand-chose. Kendra n'avait pas besoin de se surnommer "surfemme" pour exploser des trucs avec son shotgun - qu'elle garderait, n'en déplaise ses "supérieurs". Vous avez beau être sur tout ce que vous voulez, une balle de calibre douze dans la tronche ça faisait toujours son petit effet, et puis, rien ne l'empêchait de conserver son flingue en bonus. Quand on lui proposa de le devenir, donc, c'est avec un sourire qui n'en n'était pas vraiment un qu'elle rétorqua :

- Vous voulez parler des boyscouts qui se donnent des totems d'animaux ? Ca a du m'effleurer dans une conversation un peu trop arrosée, en effet... Je croyais que le gars divaguait. Manifestement, non.

Le ton n'était pas méchant, mais au moins caustique. Ils allaient devoir s'y habituer.

Retournée à l'administration, elle se contenta d'un signe de tête très sommaire pour montrer à Douglas qu'elle avait pigé. Stage d'aguerissement ? Très bien. Elle ne doutait pas qu'un peu d'entraînement n'allait pas faire trop de mal aux hommes du coin. Se poser en sergent instructeur d'une bande de chochottes, c'était facile, mais Kendra comptait bien qu'en ce qui la concerne, ce soit une toute autre paire de manches. Elle était probablement partie pour passer plus de temps au cachot qu'à l'entraînement, de toutes manières... Sans transition, donc, elle sortit de la cabane, direction l'armurerie.

Kendra, qui avait un minimum étudié l'histoire dans une vie antérieure, s'étonna légèrement de l'armement obsolète proposé mais n'en dit rien. Probablement leur fournissait-on de la merde parce qu'ils étaient sous-fifres... Quant au matériel personnel, doit-on préciser que leur avis le concernant lui était indifférent ? C'était de sa vie qu'il s'agissait et très franchement, à moins qu'on lui donne un ordre type "tu lâches tes affaires ou tu te casses", elle conserverait celles-ci, son fusil à pompe en premier lieu.

Sans faire attention au nouveau venu, la jeune femme prit sa carabine de la seconde guerre mondiale, la chargea et l'arma d'un claquement sec, en prenant soin d'en garder le cran de sûreté fermé.

- Vous avez pillé un musée ? Enfin, merci quand même pour l'honneur de la machette.

Elle la déposa contre un casier au hasard et, se tournant vers celui-ci, enleva son poncho et son pantalon sans faire preuve d'aucune pudeur pour enfiler le treillis. Elle y inséra ses trois chargeurs, reprit son sac personnel et passa le fusil à pompe en bandouillère, gardant pour le moment la carabine en main. Afin d'avoir plus de modularité et moins d'encombrement, elle scierait probablement le canon de l'Ithaca avant le départ, car avoir une arme de poing ne fait jamais de mal à personne. Quant au reste de ses affaires, il serait toujours temps de décider de les garder ou non au moment de partir. C'est pas comme si elle avait grand-chose, de toutes manières.

Kendra emballa tout ce qu'elle n'avait pas porté sur elle dans son sac personnel, puis se redressa pour à nouveau planter ses yeux indifférents dans ceux du sergent.

- Rien d'autre ?

Elle aurait été prête à partir tout de suite, mais on lui laissait visiblement deux jours de battement pour glander et passer sa journée au bar. Inutile de dire qu'elle avait hâte d'en profiter...