Pas de chance

Le buck en vitre décrivit un déplacement vers le bas, attiré malgré lui par les lois de la gravité. Il s'écrasa dans un grand bruit, éclaboussant le sol de bière et d'éclats de vitre. Pourtant, personne ne sembla remarqua l'accident. L'ambiance à La Grange, cette nuit-là, était à la fête. Des militaires étaient venus trinquer leur promotion, les filles de joies passaient de table en table, honorant les ivrognes d'un regard aguicheur, les tables de poker étaient bondées. L'alcool, l'argent et les cartes flottaient au rythme de la musique entrainante, pendant que quelques poivrots exécutent des pas de danse maladroits. Malgré la festivité de La Grange, Lapidus, qui est pourtant un habitué de la place, n'était pas content.

M..merde, s't'une blague...

L'air hagard, il avait échappé son buck, mais ne s'en soucia pas. Il avait les yeux fixé sur les cartes posées sur la table. Pas bon, pas bon du tout. Il venait de perdre ses dernières pièces, tout ça à cause d'une simple et insignifiante suite. L'adversaire à sa droite, qui venait de gagner, le regarda avec un air requin, alors qu'il ramassait joyeusement le pactole.

Tu peux toujours miser ton arme, ou ta bouteille de whisky, si ça te dit de continuer.

Rouge de colère, Ethan leva les yeux vers son interlocuteur, un maigre lascar du nom de Biggs, connu pour ses combines pas très nettes. D'un geste brutal et vif, le Texan prit le mec par le collet, se leva, puis le leva à la hauteur de ses yeux. Il lui mit alors le canon de son Winchester sous la machoire.

'Coute, mon gars, t'vas me rendre mon blé. J'sais que t'a triché, j'suis pas un con. Allez, file-moi tout et j'te laisse tes dents...

Les deux autres joueurs de poker se levèrent et prirent leur armes. Sentant la soupe chaude et les dégats, Ethan reposa ''doucement'' le pauvre Biggs. Il était ami avec le patron, qu'il connaissait depuis 3 ans, et ne souhaitait pas voir une altercation armée endommager la pauvre Grange.

Ok, ok, ça va les gars...

Il pointa son doigt, qu'il voyait presque double, vers la face blême de Biggs.

Que j'te r'prenne à m'tricher sous l'nez, et j'te jure, t'es bon pour la chirurgie plastique!

Titubant, il s'éloigna, pestant. Il avait peut-être encore forcé sur la bouteille. Il se glissa entre deux tables, et manqua renverser un étranger. Au passage, il claqua gentiement les fesses de Sandy, la serveuse, et s'éloigna en riant. Il s'effondra presque sur le comptoir, et tappota le visage du patron, d'un geste maladroit.

Hey, mon gars...J'me suis encore fait niquer mon pognon! T'sais pas où j'pourrais m'trouver un job? T'a à y gagné, m'gars, j'suis un d'tes bon client.

Il se mit à rire, manqua tomber de son siège et se remit à rire.

"Comme si t'étais en état de travailler, mon gars!"

Ce fut au tour du patron de la Grange d'éclater de rire. Jim Cooper était un bonhomme très droit, normal pour un ancien militaire de l'armée rebelle. A ce titre, il était toujours réglo avec les clients réglos, mais ne manquaient pas de donner plus de corps à son travail en donnant lui-même les coups de pieds aux culs de ceux qui foutaient la merde dans son établissement. Cela étant, Jim restait un mec plutôt cool, le genre patient.

"Allez va, va dormir et décuver et on en reparle demain devant un café bien noir, mon gars! Au moins tu seras en état de te rappeler de la conversation qu'on aura... Parce que là, j'ai un gros doute sur le sujet!"

Une tape bourrue sur l'épaule de Ethan plus tard, et il repartit s'occuper de remplir quelques verres qu'une serveuse attendait pour apporter sa commande.

Pas de doute, il faudrait décuver pour espérer discuter posément avec Cooper!

Jim n'avait pas tort. Il était tard, et malgré toute son expérience en la matière de boire sans modération, Lapidus sentait qu'une bière de plus serait une bière de trop.

T'a raison, Jimbo. J'suis même pas sûr d'comprendre s'qui s'passe autour...Bon...À d'main, j'vais cuver tout ça.

Il se leva péniblement. La tête lui tournait. 'Tain, c'est fou comme le comptoir semblait confortable. Il se tappa la figure de sa paume, pour se réveiller. Il bailla, leva le pied, puis s'effondra face contre terre.

Argh...

Mal en point, il tenta de se relever, mais manqua de motivation. Il s'endormit là, presque aussitôt.

Le lendemain

La première chose qu'il vit, c'est la p***** de lumière qui lui vrilla le cerveau. Il put juger rapidement l'état de sa gueule de bois. Grognant, il enfuit davantage sa tête dans ses bras, puis remarqua qu'il avait été déplacé. Il était assis sur un banc, la tête et les bras sur le comptoir de la Grange.

'Tain...Maudite boisson...

Il avisa son sac près de lui, son arme posée dessus. Il se prit un peu de viande séchée, histoire de récupérer un peu. C'est pas qu'il avait faim...Mais mâcher la viande longuement lui faisait oublier les marteaux qui cognaient dans sa tête. Déshydraté, il déboucha sa bouteille de whisky, et but au goulot. C'était pas aussi efficace que l'eau, mais c'était déjà ça. Rangeant le tout, il porta la main à sa ceinture.

Merde, on m'a encore prit mon argent!

Il eut un flash d'une partie de poker qui avait mal tournée.

Le fils de...

Il cogna sur le comptoir.

Hey, Jimbo, je suis pas trop sûr...Comment j'ai fini sur le comptoir, déjà?

(-1 portion de viande, - un peu de whisky)

Jim profitait toujours du début de matinée pour nettoyer son zinc, tandis que la salle était aux bons soins du reste du personnel. Il aimait ce moment de la journée pour le calme qu'il y avait dans son établissement, ce calme si volatile dès lors qu'on approchait de l'heure de l'apéro de midi; ensuite, la journée se lançait complètement et la Grange retrouvait son animation; là, le calme serait déjà bien mort!

"Tu veux refaire le match, mon gars? Rien de bien glorieux pourtant, une belle défaite à oublier rapidement pour passer à autre chose, j'dirais même! Bref, tu t'es mis tout seul dans un état pitoyable, mon gars!"

Dit le patron en terminant de passer le chiffon sur le bois aux multiples éraflures du comptoir.

A quelque part, Ethan avait de la chance d'être tombé sur ce bonhomme; le fait est qu'il connaissait presque tout du territoire libre et de son instauration, ainsi que de la résistance, de ses factions, il en connaissait même beaucoup (bah, pour un simple mortel) sur les surhommes pour en avoir fréquenté du temps où il était à l'armée. Une vraie mine d'information vivante!

"Alors mon gars, maintenant que t'as les idées à peu près claires, raconte-moi... Qu'est ce qui t'as amené ici, dans le territoire libre? Je pense pas que tu fasses partie de ces réfugiés qui viennent ici juste pour échapper à ce monde complèt'ment déglingué, nah; toi t'as plutôt la tête du gars qui aime bien affronter directement les emmerdes qui sont sur sa route, hein?"

Perspicace, non, le vieux Cooper?

Merde que la vie était une s****** pour avoir créée les lendemains de veille! Mal en point, Ethan ne pouvait que pester contre la journée qui commençait. Mais Jim avait raison, dans tous les sens. C'était de sa faute s'il s'était torché à ce point. La soirée avait bien commencée, jusqu'à ce que Boris aie sortit la tequila. Là, Ethan était plus sûr de rien. Il se souvint du match de dard, de la partie de callage...et de poker. Sacré soirée...

Grr...

Se tenant la tête, Lapidus écouta le barman. C'était loin d'être un con, le Jimmy. Mais après tout, ça faisait déjà 3 ans qu'Ethan Lapidus avait élu domicile à la Grange de Wolf Hill, et il avait déjà eu son lot de problèmes. Et c'était pas non plus la première fois où il se ramassait sans assez de sous pour louer une chambre. Mais paumé à ce point, c'était une première. Il lui restait de quoi faire encore 9 repas à peine, et il se voyait mal creuser le sol de l'Arkansas à la recherche de vers de terres juteux. Il lui fallait de l'argent sonnant, et pas seulement pour manger et dormir. Il était presque à chèsse de munitions aussi. La dernière fois qu'il était allé dans les plaines, ça avait mal tourné...

Y'a pas à dire, Jim, t'es pas un con. J'peux pas te répondre...J'sais pas moi-même ce que j'suis venu faire ici. Faut croire que c'est moins paumé qu'ailleurs. J'ai fait dans la rébellion au Texas avant d'me poser pour de bon dans les Ozarks. J'ai fait bouncer, mercenaire mais j'suis pas fait pour ce genre de boulot. J'crois pas qu'en fait, j'ai vraiment envie de faire de quoi de ma p****** de vie.

Il bailla.

Par contre, j'peux pas passer ma vie à dormir sur ton comptoir. J'suis prêt à faire n'importe quoi, et je sais que tu vois passer pas mal de drôle de gens dans le coin. Alors j'te demande, si t'es au courrant de quelque chose, j'sais pas...Met-moi au courrant. Faut que j'bouge s'te carcasse là avant qu'elle prenne la poussière.

Jim prit une mine plus sérieuse, lorsqu'il formula une idée, qui sans doute en valait d'autres, mais qui était selon lui une idée intéressante:

"Écoute mon gars, l'armée rebelle est en sous-effectif, et t'as l'air assez dégourdi pour manier un fusil; j'veux dire, quand t'es sobre. On sait que la guerre n'est pas encore perdue, mais en attendant, elle est n'est pas encore gagnée non-plus! C'que j'veux dire, mon gars, c'est que tu serais plus à ta place dans un régiment, surtout si t'as un peu d'expérience de la guérilla. Tous ces jeunes qui s'engagent, si ils ont pas un bon officier au cul, ils se feront massacrer à leur première mission. Note, j'sais de quoi je parle, j'y ai passé presque 20 ans de ma vie dans c'te put*** d'armée, mon gars, 20 ans. Et si les vieux cons comme moi raccrochent, c'est pour laisser la place aux jeunes, d'un sens. T'es encore dans l'âge où tu peux servir utilement la cause, tu saisis?"

Outre le franc-parler du vétéran, Jim avait ça de beau et de formidable, c'est qu'il savait parler comme un chef quand il s'y mettait. Lee lui-même n'aurait pas dit mieux, pour essayer de convaincre un civil que sa place était dans le rang des soldats.

"Et pi, entre nous mon gars, faut avouer que ça te ferait pas de mal, un peu de déférence hiérarchique, quelques postillons de gradé au visage, c't'ambiance là! Enfin, si ça doit te sortir le nez de la bouteille ça s'rait une bonne chose, crois-moi. Tu f'ras pas de vieux os tu sais mon pauvre, si tu continues à ce rythme là ton sang sera plus alcoolisé que mes bières, sans parler des dégâts sur ta santé. Faut te bouger, prendre les choses en main comme on pelote les miches d'une gonzesse, j'te l'dis fiston."

L'art de l'élocution, ça s'apprend pas, c'est inné. Bref, avec ses mots à lui, Cooper avait quand même bien recadré (à son avis) ce sacré Ethan, histoire de le secouer un peu et l'inciter à faire quelque chose de ses 10 doigts, comme dirait l'autre. Il poussa enfin plus loin l'idée:

"Écoute mon gars, si tu te motives pour ça, j'peux te faire rencontrer un gars, un gradé qui m'en doit une; une vieille histoire d'explosifs qui aurait pu mal tourner pour lui si j'avais pas été là pour lui sauver les miches. Bref, si j'lui touche 2 mots, demain tu rentres dans l'armée rebelle, et pas complèt'ment au bas de l'échelle, tu saisis? Le truc, c'est que tu dois être réglo pour ça, mon gars, ça veut dire arrêter de lever l'coude à longueur de temps, sauf si c'est pour faire le gard'à vous. Réfléchis-le bien, mon gars. Sinon, pour du taf, te faut redescendre vers Little Rock ou alors aller bosser dans les champs, mais t'as pas le profil du gars qui va pelleter des bouses à longueur de vie. Et j'ai du pif pour ces trucs, mon gars, j'ai du pif!"

Sur ces mots, prophétiques espérons-le, le taulier s'éloigna un moment, autant pour répondre à une serveuse qui l'appelait que pour laisser le temps de la réflexion à Ethan. Cette proposition était intéressante certes, mais le concerné voudrait-il s'engager dans l'armée, institution de rigueur et de discipline? Même en ayant assez de pouvoir pour se substituer à une partie de cet amas de petits chefs, intégrer l'armée peut représenter une corvée plus qu'un vrai métier;
D'un autre côté, si Ethan voulait de l'action, en faisant ce choix il serait au cœur de l'action, du moins en théorie, et aurait probablement l'opportunité d'agir, comme il l'avait déjà fait avec un certain brio dans le Texas. La question pouvait donc se poser.

Peuh!

Le long monologue de Jim était certe brillant, mais le contenu n'était pas au goût de Lapidus. Le gaillard avait un problème certain envers l'autorité. Même si on lui promettait un grade d'officier, l'ambiance de l'armée, c'était pas son truc. Lorsque Jim revint vers lui, Ethan se caressa la barbe, puis répondit.

Bah...Après trois ans dans s'te bourgade, si j'avais voulu faire l'armée, crois-moi, j'aurais été l'premier à signer mon nom sur le registre des nouvelles recrues. L'armée, s'pas mon truc, Jimbo. Donner des ordres, ça passe, mais en recevoir, rendre des comptes, devoir marcher droit, être prêt tout le temps...Boarf. C'est pas une vie, selon moi.

En ce qui concernait l'alcool, Ethan préférait ne pas objecter. C'est clair, il va pas mourir vieux, mais le gars était heureux seulement quand la tête lui tournait, que ses doigts étaient engourdis et qu'il était sur le point de gerber. Ça le faisait chier, par contre, de se lever le matin déchiré comme le diable. Mais bon, c'était pas pour aujourd'hui qu'il allait arrêter de picoler.

Little Rock...J'suis déjà passé par là, j'y suis resté 10 ans. Chouette bourgade, mais les gens sont cons. Ça peux pas faire de mal d'aller voir comment ça a changé, par contre...'Tain. Au moins, mes affaires sont déjà dans mon sac, j'avais prévu m'pousser de Wolf Hill, je commence à avoir des problèmes ici.

Ethan se leva.

Merci pour le conseil de l'armée, mais j'préfère trouver mon bonheur ailleurs. J'vais aller voir ce qu'on m'offre à Little Rock. On s'revoit dans une autre vie, mon frère.

Il serra la main de Jim, lui sourit, prit son sac et quitta le Grange.

S't'endroit va m'manquer...

Il s'éloigna de l'auberge, en direction des plaines...